"Jean
Rouch : paroles données" |
Un
film produit et réalisé par Marc-Arnaud Boussat, 15 minutes, 1997 |
copyright :
Marc-Arnaud Boussat |
|
Marc-Arnaud
Boussat (MAB): Qu’est-ce que
vous pensez de ce Festival (Image et Science)
et des rapports entre l’image et la
science?
|
|
Jean
Rouch (JR): "Personnellement
je considère que c'est le meilleur,
l'un des premiers festival, en tout cas
en France, de ce type, et dans lequel on
peut voir, de manière ininterrompue
- peut-être que le programme est un
peu gourmand - on peut voir une multitude
de films que l'on ne voit nulle part ailleurs
et de très très haute qualité.
C'est admirable de penser que, Jean-Michel
Arnold étant malade, c'est Annick
Demeule, sa femme, qui a pris en charge
toute cette aventure et qui l'a mené
à bien.
Moi cela fait des années que je viens
ici, je ne manquerai pour rien au monde
de venir passer une semaine pour voir tous
ces films. J’apprends
sur la science ce qu’aucun journal,
même le tien , ne peut t'apprendre.
Et ceci parce que ça passe par les
images. .Bien
sûr que je regrette que ce ne soit
pas en 16 mm, que ce soit en vidéo,
mais ça ne peut pas être autrement,
dans un cas de ce genre, c’est un
très grand stimulant pour des chercheurs
et dans lequel je pense qu’il était
bon de ne pas avoir des discussions théoriques
sur ce qu’il fallait faire et montrer
simplement, de faire un état des
lieux. |
Il
y a deux festivals dans le monde comme ça,
il y a celui-ci et il y en a un autre qui
a lieu tous les ans à Montréal
qui est le festival du monde entier qui
est fait simplement de films sélectionnés
par tous les festivals du monde et qui se
trouvent rassemblés pendant une semaine
là bas.
Ce sont des choses dans lesquelles il n’y
a pas l’horreur de l’argent
derrière, il n’y a pas l’horreur
du flon-flon des artistes, l’horreur
du cabotinage dans lequel le grand cinéma
est tombé, et ça c’est
considérable. Je prends un exemple
du film affreux qu’on vient de voir
aujourd’hui sur Tchernobyl, c’est
horrible, mais il fallait le voir et sans
doute c’est le seul moyen d’avoir
cette information. Et que ce soit donné
à des gens qui représentent
la recherche de pointe dans le monde entier,
de toutes les science, ça me paraît
terriblement important." |
|
MAB:
Assez crûment, comment vous voyez le
film documentaire? |
JR:
"Il y deux choses, comme dans les sciences,
il y a les science exactes et les sciences
humaines. Pour les sciences exactes c’est
ça qu’il faut faire, c’est
sûr. Pourquoi? Parce qu’il n’y
a pas de répondant sur l’objet,
l’objet qui est filmé. Même
dans une opération chirurgicale aussi
extraordinaire que le changement de visage
d’un jeune-homme, ce qu’on a
vu hier, qui était l’objet
de moquerie de tous ses camarades, des images
horribles à cerveau ouvert etc, même
les objets, les observations sur le cœur,
où quelqu’un que je ne discute
pas arrive à découvrir que
le cœur est trop gros, il faut donc
supprimer une des ventricules et on le voit
faire, ça c’est, c’est
ça qu’il faut faire. Dans
l’autre domaine, ce qu’il faut
faire et qui est beaucoup plus difficile,
c’est ce que nous appelons le feed
back, c’est-à-dire la restitution
des études dans le domaine des sciences-humaines
sur les gens qui ont été filmées.
Et là pour moi, le 16 mm, le format,
une projection grand écran est irremplaçable.
Irremplaçable parce que d’abord
on sait maintenant conserver ces films,
ça viendra pour la vidéo,
ce n’est pas encore au point, mais
la recherche en sciences-humaines ne saurait
plus se faire sans cette merveilleuse caméra
qui existe.
|
|
Mais, je le répète
avec une certaine tristesse, les gens ne
devraient pas faire de vidéo avant
d’avoir été formés
par le cinéma, c’est-à-dire
par cette réaction d’un réalisateur
qui doit être son cameraman, et qui
tout d’un coup, est forcé d’inventer
ce qui va se passer et dont il voit les
images dans les viseurs merveilleux que
nous avons aujourd’hui et qui malheureusement
n'existent pas sur la caméra dans
laquelle tu me regardes. Quand je regarde,
quand je fais un film avec une caméra
16 mm aujourd’hui, je suis réellement
mon premier spectateur, je suis assis dans
une salle de cinéma et mon émotion
devient une émotion créatrice,
autrement dit, je suis impitoyable vis-à-vis
de moi-même, je suis impitoyable,
et si ce n’est pas bon, on s’arrête
et on recommencera le lendemain. Et ceci
demande la complicité totale des
gens que l’on étudie, c’est-à-dire
d’avoir avec eux des relations qui
sont terriblement compliquées et
qui demandent des années et des dizaines
d’années. Les gens avec qui
je tourne au Niger ou au Mali, je les connaît
maintenant depuis près de 40 ans,
50 ans, et c’est ce contact permanent
qui est quelque chose de très très
important. L’autre élément
aussi très important, bien sûr,
que ces films passent à la télévision,
et à ce moment là ils engendrent,
ils créent des droits d’auteur,
et je suis un des premiers pionniers à
avoir décidé que les gens
avec qui j’ai fait ces films sont
des auteurs autant que moi. Quand je tourne
un rituel, c’est pas moi qui l’ai
inventé, c’est pas moi qui
ai fabriqué les décors, c’est
pas moi qui ai décidé ce qui
se passait, qui ai écrit le scénario,
donc il est important pour les chercheurs
-quand ces films passent à la télévision,
que la Société des Auteurs
Multimédia, la SCAM, nous envoie
des droits d’auteur, au moment des
impôts ou en février- de se
dire que moi je les partage avec des gens
qui ont été dans ces films
et que grâce à cela, des élèves
peuvent aller à l’école,
on peut cultiver etc… simplement parce
que nous avons été engagés
dans une même aventure. C’est-à-dire
ce retournement très singulier qui
n’existe pas dans le cinéma
de droits d’auteur partagés
avec les gens avec qui on a fait ces films.
Voilà." |
|
MAB:
Vous avez introduit cette année la
vidéo je crois au Bilan du Film ethnographique? |
JR:
"On l'a introduit sur la pointe des pieds,
vraiment sur la pointe des pieds parce qu'il
faut avoir pour cela un excellent appareil
de projection." |
|
MAB:
Et est-ce que vous ne pensez pas qu'on peut
avoir quand même plus également
de facilité de restitution des images
par la vidéo, le numérique, et
éventuellement plus de facilité
de tournage, on n'est pas limité par
la durée des bobines? |
JR:
"Pas du tout, les dernières pellicules
faites par Kodak, les pellicules de très
haute vitesse 500 asa, sont extraordinaires.
Et bon, elles sont en chargeur de 10 minutes,
mais le fait de charger un chargeur, tu es
forcé de t'arrêter, et quand
tu t'arrêtes tu réfléchis,
c'est ça le cinéma, et c'est
ça que doivent apprendre les étudiants.
Là tu n'as pas le temps, c'est automatique,
tout va très vite, tu es une machine
qui travaille toute seule. |
Là
tu es forcé, tu es impliqué
dans cette aventure, tu es forcé
de t'arrêter , de te dire où
est-ce que je vais, quel va être le
chapitre suivant, comment ça marche?…
Donc les moments pour moi essentiels c'est
quand j'ai les mains dans le "charging
bag" et que je change mon film. C'est
moi qui le fait, je n'ai pas d'assistant
- c'est vraiment la bêtise d'avoir
un assistant - c'est à ce moment-là
que tout se passe. Je regrette le temps
où on avait les caméras qu'il
fallait remonter toutes les 20 secondes,
les premières caméras que
j'avais étaient comme ça,
quand je remontais ma caméra, je
faisais mon film. Je
me disais l'image est arrêtée
là, c'était dans ce cadrage,
quel va être le plan suivant? Il fallait
réfléchir à ce moment
là et ça c'était un
temps merveilleux. Et maintenant, bon, on
le fait si tu veux avec l'utilisation de
plans-séquences comme tu es en train
de faire, ce qui est la bonne solution,
mais de t'arrêter à un moment
donné, de reprendre ton souffle,
d'ouvrir les yeux et de changer ton chargeur,
de nettoyer ta caméra, de voir l'état
des objectifs, de t'assurer de l'état
des batteries, c'est-à-dire tout
un "checking-list" semblable un
peu au "checking-list" des pilotes
d'avion. Et c'est un peu ça, c'est
un truc aussi dramatique et dans lequel
on a les mêmes responsabilités,
qui est un remise en question continuelle
de ce qu'on fait.
|
|
Et enfin, enfin, au moment du montage, un
film ça se monte comme une poésie,
par la fin, c'est la dernière image
qui reste imprimée dans l'œil.
Sur deux images, sur les deux images suivantes,
ce n'est est pas la première, la
première ne compte pas. Donc de monter
un film à l'envers, on le fait sur
une table de montage continuellement, le
fait de regarder, de toucher ces films,
c'est très important. Là on
est en face d'une mécanique diabolique
dans laquelle tu fais du "computer",
moi je le comparerai au grand mal qu'a fait
le "macintosh" dans le domaine
de l'écriture, c'était déjà
arrivé avec les premières
machines à écrire. L'écriture
c'était des pleins et déliés,
c'est ce qu'on nous a appris, et c'est une
chose que moi j'adorais. Et maintenant le
seul moyen pour m'en tirer c'est de dicter,
c'est-à-dire d'avoir une dictée
et de retravailler, après de passer
sur un "macintosh", de retravailler
sur le texte, de le corriger complètement.
Mais ça n'a pas ce crissement de
la plume, un stylo à plume c'était
extraordinaire, et ça on l'a perdu." |
|
MAB:
Qu'est-ce que vous pensez du montage virtuel,
notamment en documentaire? |
JR:
"Je pense ce que je viens d'en dire,
on ne peut pas le monter par la fin, c'est
très compliqué, si, on peut
le faire mais ça coûte très
cher et on ne le fait pas. Là un film,
c'est un truc que l'on touche, que l'on voit
arriver, il arrive du laboratoire, il a une
odeur, et on le monte. Chaque séquence
c'est par la fin qu'il faut la monter, donc
la monter à l'envers." |
|
MAB:
Est-ce que vous ne craignez pas d'être
un petit peu disons à l'opposé
des évolutions…? |
JR:
"Oui mais je le sais très bien.
Mais je pense qu'à ce moment-là,
il y a des réticences de ce genre.
Un copain a monté un atelier où
il forme des gens au cinéma avant de
les lancer sur la vidéo, d'apprendre
ce que c'est que le miracle d'enregistrer
une image pour raconter une histoire. Et ça,
ça ne peut pas se faire avec un appareil
comme celui-là, ce n'est pas possible." |
|
MAB:
Est-ce que vous pensez qu’il n’y
a pas un risque de monopole des universitaires
sur le film ethnographique ou anthropologique? |
JR:
"Bien sûr qu’il y a un
monopole, on défend un terrain qui
est particulièrement menacé.
D’abord on est très peu nombreux,
il faut dire la vérité et
c’est pas un monopole, c’est
une mise en garde. C’est vrai on est
un peu une société secrète,
mais au Bilan du Film ethnographique, tout
d’un coup c’est le miracle.
Alors la vidéo s’y introduit
un peu en parallèle, mais je pense
que c’est ça, c’est ce
qu’on voit ici. Pour moi l’ethnographie
c’est-à-dire l’étude
d’une société qui n’est
pas la vôtre, elle demande tellement
de temps. La connaissance demande au moins
vingt ans. Actuellement le monde est soumis
à la mitraillette des caméras
vidéo qui ramènent des images, mais qu’est ce que c’est que
ces images, elles ne correspondent pas à
une véritable émotion, elles
correspondent à un enregistrement
de haute qualité c’est vrai,
mais dans lequel il manque les battements
du cœur, et ça c’est très
très important… Je m'excuse
d'être aussi franc! … Ok Bon
ben…" |
|
|
MAB:
Merci beaucoup. |
JR:
"Je retourne à mon labeur." |
|
Texte
issu du film produit et réalisé
par Marc-Arnaud Boussat "Jean Rouch:
paroles données", (15 minutes,
à partir notamment d'un entretien filmé
à la tour Eiffel en 1997). |
Contact,
copyright :  |
Une
partie de cet entretien a été
publié dans "Le Technicien du
Film" n°472, 15 novembre 1997, p.28-29. |
|
|
|